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Armand Robin: Les poèmes indésirables
(1945)

LE STALINE

 

Les miens, paysans, ouvriers, que RIEN ne trompe, NE PEUT tromper,

M'ont dit : « Il y a sur tout pays odeur de merde ;

« Tous les jours un peu plus il y a odeur de merde ;

« On tue un peuple chaque jour pour accroître la merde ;

 

Des journaux de merde, des radios de merde, des affiches de merde

« Avec grands mots de merde annoncent des progrès de merde ;

« Les juges ne rendent plus que des jugements de merde ;

« Même nous, les travailleurs, on veut que nous soyons merde.

 

« Toi qui sais des noms, nomme-nous l'inédite bête,

« La bête plus que bête que n'est que merde,

« Qui se conçoit merde et ne se veut que merde,

« La bête qui se veut merde, pieds, ventre, épaules, tête,

 

« La bête de merde qui dans sa tête de merde eut ce penser de merde :

« L'HOMME EST PARTOUT TUÉ ; ENFIN LA MERDE PEUT RÉGNER !

« LA MERDE DE MERDE EN MERDE VA TOUS VOUS EMMERDER ;

« TOUT VA VOUS ETRE ÔTÉ, COEUR, ÂME, ESPRIT,

PAIN, VIN, TOUT, SAUF LA MERDE ;

 

« VOUS ALLEZ VOIR CE QUE LA MERDE PEUT CRÉER

« VOUS ALLEZ VOIR TRÔNES DE MERDE ET DIA­MANTS DE MERDE ;

« NOUS SAURONS VOUS DONNER DES FESTIVAUX DE MERDE ;

« TOUS VOUS DÉFILEREZ, TROP HONORÉS, DE­VANT LA MERDE ;

 

PUIS VIENDRA LA GRANDE RÉVÉLATION DE LA MERDE,

« LA BIBLE DE LA MERDE : À L'ORIGINE IL Y EUT LA MERDE,

« AU CENTRE IL Y EUT LA MERDE, À LA FIN SERA LA MERDE,

« AINSI L'A ÉCRIT LE JEHOVAH DE LA MERDE. »

 

- « Paysans, ouvriers, miens non souillés, mieux que RIEN ne peut souiller,

Triomphante pleins naseaux : « TOUT EST BIEN MERDIFIÉ ;

« À MON IMAGE À MOI MERDE, MERDOIE LE MONDE ENTIER !

« MÊME LES TRAVAILLEURS ONT MA MERDE DANS LEUR PENSÉE ! »

 

La gigantesque bête étendue en ces palais,

Régnant de merde en merde en l'ÉPOQUE DE LA MERDE

Avec miroirs de merde où refléter sa merde

Et des lettrés par rangs de vingt chantant : « GLOIRE À LA MERDE ! »

 

La grande bête qui est source, centre et fin de la merde,

La bête tellement merde que toute terre en devient merde,

La bête partout prêchant : « LE BONHEUR, C'EST MA MERDE ! »

Et condamnant l'humanité pour crime de lèse-merde,

 

La tarasque toute en merde, travailleurs, c'est LE STALINE ».

*

**

 

Je le nomme LE staline, car UN Staline n'existe pas :

En effet LA merde ne peut être UNE merde ;

Si peu qu'on soit merde on est TOUTE la merde ;

On est tout entier merde ou bien merde on n'est pas.

*

**

 

Sans conteste, c'est L'EMMERDEUR DES POPULATIONS ;

C'est, doigts velus, L'HYPNOTISEUR hébêtant les nations ;

Sur les tués c'est leur tueur exigeant d'eux : « Il faut m'aimer ! »

C'est l'énorme salisseur dont tout homme doit se laver.

 

S'il n'est pas clamé soleil, il se croit critiqué ;

S'il n'est pas dit le plus savant, il tue tous les savants ;

S'il n'est pas dit GRAND PERMANENT, il tue « avant », « après », « pendant » ;

S'il pouvait créer Dieu, il le créerait pour le tuer.

 

Si survit dans le peuple UN SEUL non courbé,

Ce Tartarin d'assassinats se met à trembler :

« Be bou be bou be bou ! hou ! je suis menacé !

« CE SEUL, plus seul il est, plus, be bou, c'est le danger !

 

« Be bou be bou be bou ! Vite ! ai-je assez d'armées ?

« D'assez vifs policiers ? un kremlin assez épais ?

« Des lettrés assez dressés ? Be bou, be bou, lettrés,

« Vite prêchez : « Alerte, peuple ! UN DERNIER SEUL s'est échappé ! »

 

« La chasse au DERNIER SEUL dans mes états est décrétée !

« Pour atteindre LE DERNIER SEUL que mers et monts soient déplacés !

« Pour déloger LE DERNIER SEUL que toute ville soit dépeuplée !

« Pour dégoûter LE DERNIER SEUL que les déserts soient tous peuplés !

 

« En L'attaquant, million contre un, peut-être nous L'abattrons ?

« Si tout lieu devient prison, restera-t-IL sans SA prison ?

« En tuant tous partout, peut-être aussi nous LE tuerons ?

« En LE nommant GRAND DERNIER SEUL, peut-être nous L'appâterions ? »

 

Sur son peuple abêti il règne comme un boeuf

Contre toute pensée il se défend, corne et naseaux ;

Il rumine épaissément sous son énorme peau

Ses gigantesques, lourdes, laides lois de boeuf.

 

Quand le boeuf veut beugler, tout cerveau doit s'arrêter,

Tout penseur doit crier : « Le boeuf a bien parlé ! »

Tout travailleur danser : « Quel bonheur d'avoir le bœuf ! »

Tout pauvre proclamer : « Quel honneur d'avoir le boeuf ! »

 

Tout homme à chaque instant doit s'apeurer devant le boeuf,

Se scruter : « N'ai-je pas troublé un poil du bœuf ?

« Ou commis crime d'être humain sous le règne du bœuf ?

« J'ai péché, j'ai péché ! Qu'on m'immole vite au bœuf ! »

 

De la bouse du boeuf tout poème doit s'inspirer ;

Tous les renvois du boeuf sont décrétés sublimité ;

Apis n'est pas cousin de ce bovin divinisé ;

Tout ce que fait le boeuf est premier et dernier.

*

**

Je demande pardon aux bons boeufs, aux boeufs vrais,

Aux boeufs, frères humains, qu'on voit dans les prés :

Ils n'ont rien fait pour que le dernier des derniers

Sous-hommes de ces temps leur soit comparé.

*

**

En vérité LE DERNIER SEUL est déjà là ;

Le chemin que je fais, je ne le fais que sur SA voie ;

IL me donne pour L'annoncer un peu de SA voix ;

Tout tyran décrétant le silence accroît SA voix.

 

Nul ne peut L'empêcher, nul ne peut LE tuer :

Les CHEFS TUEURS peuvent tout faire, ils ne pourront JAMAIS

Faire qu'IL ne soit pas né, intuablement né, LUI qui est,

Essentiellement, CELUI QU'ENGENDRENT LES TUÉS.

 

En vérité LE DERNIER SEUL n'est pas seul, IL EST

Le rendez-vous des millions d'assassinés ;

Tout les peuples massacrés viennent LE peupler ;

Plus les tueurs PARAISSENT rois, plus roi sur eux IL EST.

 

Tout innocent tué vient chez LUI ressusciter ;

Tout pays qui pleure est dans SA chair vingt fois pleuré ;

IL crie en plein désert : « QUE TOUT DÉSERT SOIT REFUSÉ ! »

Sur les âmes chassées IL dit : « QUE NULLE ÂME NE SOIT QUITTÉE ! »

 

Par le ciel, les ruisseaux, les paysans, les ouvriers

LE DERNIER SEUL dans SON oeuvre est encouragé ;

Les plantes en secret viennent toutes LUI parler ;

Tous les rameaux bougent en LUI leurs bruits pour L'aider.

 

La lune, l'inchangeante blanche, avec son fragment

Filouté sur le front d'un taureau blanc dormant

Met sa tête sous LUI quand IL devient trop chancelant,

LE pousse plus avant sur SES chemins flottants.

*

**

Pour tenter d'effacer l'Esprit qui l'a nommé

De son VRAI nom, ineffaçable pour l'éternité,

Le staline désormais peut s'agiter de merde en merde,

Mobiliser d'un bout à l'autre de la terre toutes les merdes,

 

La merde pour qui plaident toutes les merdes devient plus merde,

Car tel est l'implacable destin de la merde :

Il n'y a d'alleluia pour la merde que dans la merde

Et la merde qu'on loue est la pire des merdes ;

 

La merde avait cru que tremblerait LE POÈTE,

Car tout pays suait de peur devant la merde,

Tout pays hâtivement se faisait merde

Et tout homme consultait les mages de la merde.

 

Mais LE POÈTE devant la merde n'a pas cédé

Et devant LE POEÈTE c'est la merde qui va céder ;

Le staline ordonnant : « Mort à l'Esprit ! » mourra,

L'Esprit qui lui trouva son JUSTE nom ne mourra pas.

 

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